Le grand mensonge de l'orientation

« Quand je suis allé à l’école, ils m’ont demandé ce que je voulais faire quand je serai grand.
J’ai répondu « être heureux ». Ils m’ont dit que je n’avais pas compris la question. J’ai répondu qu’ils n’avaient pas compris la vie. » John Lennon

L’engouement qu’a suscité cette citation montre combien la notion si abstraite du bonheur fascine. On peut la lire sur de multiples supports, de l’ouvrage d’auto-motivation à l’introduction facebook de cet.te ami.e qui se veut philosophe. Un tel succès ne pouvant demeurer consensuel, certains rejettent violemment le ton omniscient (et un tantinet outrecuidant) du musicien hippie. Qui peut en effet se targuer de comprendre la vie ? Ces deux postures n’analysent cependant que peu le fond de cette micro-discussion. Tentons alors de décortiquer, sans parti-pris, l’apparent dialogue de sourd.

Au risque de m’attirer les foudres des fans des Beatles, on ne peut pas dire que l’interlocuteur (supposons qu’il est  unique) de John ait tort en disant que Lennon « n’a pas compris ». A une question composée du verbe d’action faire, le futur musicien répond par un verbe d’état, être. Trois interprétations sont alors possibles pour expliquer cette dissonance.





  •  Soit effectivement Lennon n’a pas compris la question, hypothèse sur laquelle nous ne nous attarderons pas






  •  Soit John considère qu’être heureux est la consécration d’actions particulières qu’il compte accomplir dans le futur; auquel cas une réponse plus correcte aurait été « Faire ce qu’il faut pour être heureux ». Très flou donc, puisque ce qu’il pense réellement accomplir n’est pas détaillé. Lennon en ne posant que l’objectif de ses actions futures ne répond pas, dans cette hypothèse, rigoureusement à la question posée.






  • Soit John considère que la question « Que veux-tu faire dans la vie » est mal formulée. Demandons nous quelle réponse aurait été attendue. John aurait-il davantage « compris la question » s’il avait manifesté son souhait de faire le tour du monde, jouer de la guitare et devenir « plus connu que Jésus Christ » ? Non son interlocuteur ne voulait pas se voir détailler les rêves et espérances de Lennon. Nous sommes à « l’école » et loin des fantaisies, c’est un projet solide, concret, « atteignable » qui était attendu. Le projet d’être médecin, ingénieur, avocat. Le jeune futur-Beatles avait compris que l’on se moquait bien de ce qu’il voulait faire et que la question concernait ce qu’il comptait devenir... Mais quel enfant peut répondre sincèrement à cette question ? Aucun n’est assez construit pour se ranger dûment et définitivement dans une case faite pour un adulte. Mais John, dont l’enfance fut assez difficile sait déjà qu’il veut « être heureux ». Oui c’est de cette manière qu’il veut exister plus tard, il en est convaincu et tant pis si des adultes tentent de lui faire croire qu’il « n’a pas compris la vie ».




  • L’enfant n’a pas encore intégré  que toute activité auxiliaire ne demeurait qu’accessoire. Une ligne supplémentaire sur notre CV, tout au plus. Notre vie est dépend de notre travail, en partie parce que la société capitaliste a placé la production de profit au dessus de toutes les autres mais aussi par le procédé d’essentialisation par la profession. Oui on EST un travail, et ce souvent durant le reste de notre existence, même si de plus en plus d’évolutions de carrière sont possibles.. Non seulement nous y passons une grande partie de notre vie, mais notre temps libre est conditionné par celui-ci. Les gens que nous rencontrons, les éventuels voyages professionnels que nous faisons, que nous rédigeons ou passons le plus clair de notre temps à parler pose un cadre social auquel nous sommes progressivement assimilé jusqu’à en devenir un parfait représentant. Lorsqu’un militaire est socialement et financièrement encouragé à se marier et à faire des enfants, un auto-entrepreneur, au  salaire moins stable hésitera davantage . Si nous n’étions aucunement influencé par le travail, existerait-il des statistiques sur les tendances de vote selon les catégories professionnelles  ? Selon ce que l’on exerce nous ne pratiquerons statistiquement pas les mêmes sports, nous n’aurons pas le même nombre d’enfants, n’écouterons pas la même musique, ne lirons pas les mêmes livres et ne choisirons pas les mêmes villégiatures pour nos vacances. Ce n’est pas uniquement une question de salaire ou d’échelle sociale. Un enseignant-chercheur, un peintre et un ingénieur peuvent gagner le même salaire mais n’en auront pas moins souvent des vies très différentes.

    Alors arrêtons de nous mentir et enlevons nos oeillères. En rentrant un choix APB, vous ne choisissez pas seulement la poursuite de vos études mais l’être que vous voulez devenir. Se le cacher ne fait que renforcer les inégalités. Si un élève de prépa sur deux est fils de cadre, ce n’est pas uniquement parce que notre modèle éducatif demeure élitiste mais aussi parce que entourés de « nobles d’état » selon l’expression de Bourdieu, ils arrivent plus facilement à se projeter dans cette vie d’élite qui s’arrache dans des concours.

    Jeunes terminales, vous êtes condamnés à choisir quel adulte vous voulez devenir. Quelle opportunité et, consubstantiellement, quel fardeau ! Mais préféreriez-vous vraiment, à l’image de l’arbre Asunaro, continuer à vous répéter : « Demain je serai un cèdre » sans jamais, fatalement, pouvoir respecter votre engagement ?



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